Alorssois en paix, et persĂ©vĂšre dans la priĂšre pour les Ăąmes que tu me rĂ©clames. Fortifie-toi, sois ferme et ne te dĂ©courage point : "Ce qui est impossible aux hommes est possible Ă Dieu" ! Rappelle-toi mes paroles de Luc 18 et persĂ©vĂšre : "Dieu ne fera-t-il pas justice Ă ses Ă©lus, qui crient Ă lui jour et nuit, et tardera-t-il Ă
28 octobre 2019 1 28 /10 /octobre /2019 1405 Marguerite Yourcenar, MĂ©moires dâHadrien RĂ©sumĂ© et citations Ă©tablis par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie en CPGE et en 1Ăšre. Les rĂ©fĂ©rences renvoient Ă lâĂ©dition Folio n°921 Ce rĂ©sumĂ© ne remplace Ă©videmment pas la lecture intĂ©grale du texte VI. PATIENTIA LâĂźle dâAchille. Arrien mâĂ©crit il a terminĂ© la circumnavigation du Pont-Euxin. A Sinope, les reconnaissants des grands travaux de rĂ©fection et dâĂ©largissement du port mâont Ă©levĂ© une statue. Il a inspectĂ© les garnisons cĂŽtiĂšres dont les commandants mĂ©ritent les plus grands Ă©loges. Il a fait faire des rectifications des plans de la cĂŽte et sur la cĂŽte de Colchide, il a questionnĂ© les habitants au sujet des enchantements de MĂ©dĂ©e et des 295 exploits de Jason. Mais ils paraissent ignorer ces histoires⊠Sur la rive septentrionale de cette mer inhospitaliĂšre, ils ont touchĂ© une petite Ăźle bien grande dans la fable lâĂźle dâAchille, qui est aussi lâĂźle de Patrocle. Les innombrables ex-voto qui dĂ©corent les parois du temple sont dĂ©diĂ©s tantĂŽt Ă Achille, tantĂŽt Ă son ami, car, ceux qui aiment Achille chĂ©rissent et vĂ©nĂšrent la mĂ©moire de Patrocle. Achille lui-mĂȘme apparaĂźt en songe aux navigateurs qui visitent ces parages il les protĂšge et les avertit des dangers de la mer, comme le font ailleurs les Dioscures. Et lâombre de Patrocle apparaĂźt aux cĂŽtĂ©s dâAchille. [âŠ] Achille me semble parfois le plus grand des hommes par le courage, la force dâĂąme, les connaissances de lâesprit unies Ă lâagilitĂ© du corps, et son ardent amour pour son jeune compagnon. Et rien en lui ne me paraĂźt plus grand que le dĂ©sespoir qui lui fit mĂ©priser la vie et dĂ©sirer la mort quand il eut perdu le bien-aimĂ©. » Je laisse retomber sur mes genoux le volumineux rapport du gouverneur de la Petite-ArmĂ©nie, du chef de lâescadre. Arrien comme toujours a bien travaillĂ©. Mais, cette fois, il fait plus il mâoffre un don 296 nĂ©cessaire pour mourir en paix ; il me renvoie une image de ma vie telle que jâaurais voulu quâelle fĂ»t. Arrien sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce quâon nâinscrit pas sur les tombes ; il sait aussi que le passage du temps ne fait quâajouter au malheur un vertige de plus. Vue par lui, lâaventure de mon existence prend un sens, sâorganise comme dans un poĂšme ; [âŠ] Arrien mâouvre le profond empyrĂ©e des hĂ©ros et des amis il ne mâen juge pas trop indigne. » Je traĂźne mon corps vieilli dans la chambre de la Villa ; mon passĂ© me propose dâautres retraites oĂč jâĂ©chappe Ă mes misĂšres, lieux chers mais souvent associĂ©s aux prĂ©misses dâune erreur. La fatigue de mon corps se communique maintenant Ă ma mĂ©moire. Arrien mâoffre mieux. Ă Tibur, du sein dâun mois de mai brĂ»lant, jâĂ©coute sur les plages de lâĂźle dâAchille la longue plainte des vagues ; jâaspire son air pur et 297 froid ; jâerre sans effort sur le parvis du temple baignĂ© dâhumiditĂ© marine ; jâaperçois Patrocle⊠Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrĂšte rĂ©sidence, mon suprĂȘme asile. Jây serai sans doute au moment de ma mort. » Tentation du suicide. Jâai donnĂ© jadis au philosophe EuphratĂšs la permission du suicide. Rien ne semblait plus simple un homme a le droit de dĂ©cider Ă partir de quel moment sa vie cesse dâĂȘtre utile. Je ne savais pas alors que la mort peut devenir lâobjet dâune ardeur aveugle, dâune faim comme lâamour. Je nâavais pas prĂ©vu ces nuits oĂč jâenroulerais mon baudrier autour de ma dague, pour mâobliger Ă rĂ©flĂ©chir Ă deux fois avant de mâen servir. Arrien seul a pĂ©nĂ©trĂ© le secret de ce combat sans gloire contre le vide, lâariditĂ©, la fatigue, lâĂ©cĆurement dâexister qui aboutit Ă lâenvie de mourir. On ne guĂ©rit jamais la vieille fiĂšvre mâa terrassĂ© Ă plusieurs reprises ; jâen tremblais dâavance, comme un malade averti dâun prochain accĂšs. Tout mâĂ©tait bon pour reculer lâheure de la lutte nocturne le travail, les conversations follement prolongĂ©es jusquâĂ lâaube, les baisers, les livres. Il est convenu quâun empereur ne se suicide que sâil y est acculĂ© par des raisons dâĂtat ; Marc Antoine lui-mĂȘme avait lâexcuse dâune bataille perdue. Et mon sĂ©vĂšre Arrien admirerait moins ce dĂ©sespoir rapportĂ© dâĂgypte si je nâen avais pas triomphĂ©. Mon propre code interdisait aux soldats cette sortie volontaire que jâaccordais aux sages ; je ne me sentais pas plus libre de dĂ©serter que le premier lĂ©gionnaire venu. Mais je sais ce que câest que dâeffleurer voluptueusement de la main lâĂ©toupe dâune corde ou le fil dâun couteau. Jâavais fini par faire de ma mortelle envie un rempart contre elle-mĂȘme la perpĂ©tuelle possibilitĂ© du suicide mâaidait Ă supporter moins impatiemment lâexistence, tout comme la prĂ©sence Ă portĂ©e de la main dâune potion sĂ©dative calme un homme atteint dâinsomnie. 298 Par une intime contradiction, cette obsession de la mort nâa cessĂ© de sâimposer Ă mon esprit que lorsque les premiers symptĂŽmes de la maladie sont venus mâen distraire ; jâai recommencĂ© Ă mâintĂ©resser Ă cette vie qui me quittait ; dans les jardins de Sidon, jâai passionnĂ©ment souhaitĂ© jouir de mon corps quelques annĂ©es de plus. On voulait mourir ; on ne voulait pas Ă©touffer ; la maladie dĂ©goĂ»te de la mort ; on veut guĂ©rir, ce qui est une maniĂšre de vouloir vivre. Mais la faiblesse, la souffrance, mille misĂšres corporelles dĂ©couragent bientĂŽt le malade dâessayer de remonter la pente on ne veut pas de ces rĂ©pits qui sont autant de piĂšges, de ces forces chancelantes, de ces ardeurs brisĂ©es, de cette perpĂ©tuelle attente de la prochaine crise. Je mâĂ©piais cette sourde douleur Ă la poitrine nâĂ©tait-elle quâun malaise passager, le rĂ©sultat dâun repas absorbĂ© trop vite, ou fallait-il sâattendre de la part de lâennemi Ă un assaut qui cette fois ne serait pas repoussĂ© ? Je nâentrais pas au SĂ©nat sans me dire que la porte sâĂ©tait peut-ĂȘtre refermĂ©e derriĂšre moi aussi dĂ©finitivement que si jâavais Ă©tĂ© attendu, comme CĂ©sar, par cinquante conjurĂ©s armĂ©s de couteaux. Durant les soupers de Tibur, je redoutais de faire Ă mes invitĂ©s lâimpolitesse dâun soudain dĂ©part ; jâavais peur de mourir au bain, ou dans de jeunes bras. Des fonctions qui jadis Ă©taient faciles, ou mĂȘme agrĂ©ables, deviennent humiliantes depuis quâelles sont devenues malaisĂ©es ; on se lasse du vase dâargent offert chaque matin Ă lâexamen du mĂ©decin. Le mal principal traĂźne avec soi tout un cortĂšge dâafflictions secondaires mon ouĂŻe a perdu son acuitĂ© dâautrefois ; hier encore, jâai Ă©tĂ© forcĂ© de prier PhlĂ©gon de rĂ©pĂ©ter toute une phrase jâen ai eu plus de honte que dâun crime. Les mois qui suivirent lâadoption dâAntonin furent affreux le sĂ©jour de BaĂŻes, le retour Ă Rome et les nĂ©gociations qui 299 lâaccompagnĂšrent avaient excĂ©dĂ© ce qui me restait de forces. Lâobsession de la mort me reprit, mais cette fois les causes en Ă©taient visibles, avouables ; mon pire ennemi nâen aurait pu sourire. Rien ne me retenait plus on eĂ»t compris que lâempereur, retirĂ© dans sa maison de campagne aprĂšs avoir mis en ordre les affaires du monde, prĂźt les mesures nĂ©cessaires pour faciliter sa fin. Mais la sollicitude de mes amis Ă©quivaut Ă une constante surveillance tout malade est un prisonnier. Je ne me sens plus la vigueur quâil faudrait pour enfoncer la dague Ă la place exacte, marquĂ©e jadis Ă lâencre rouge sous le sein gauche ; je nâaurais fait quâajouter au mal prĂ©sent un rĂ©pugnant mĂ©lange de bandages, dâĂ©ponges sanglantes, de chirurgiens discutant au pied du lit. Il me fallait mettre Ă prĂ©parer mon suicide les mĂȘmes prĂ©cautions quâun assassin Ă monter son coup. » Demande dâaide au suicide. Je sollicitai dâabord mon maĂźtre des chasses, Mastor, de mâaider Ă en finir. Tout dâabord, il ne comprit pas. Puis, la lumiĂšre se fit ; il fut Ă©pouvantĂ©. Il me croit immortel ; il mâarracha des mains son glaive, dont je mâĂ©tais saisi, et sâenfuit en hurlant. Le lendemain, je mâaperçus que CĂ©ler avait 300 remplacĂ© un style de mĂ©tal par un calame de roseau. Je me cherchai un meilleur alliĂ©. Je cherchais un autre alliĂ© en Iollas, jeune mĂ©decin dâAlexandrie quâHermogĂšne sâĂ©tait choisi lâĂ©tĂ© dernier comme substitut durant son absence. Il me comprit mais son serment hippocratique lâempĂȘchait de me donner du poison. Jâinsistai, il cĂ©da et promit enfin dâaller chercher la dose de poison. Quelques heures plus tard, on le retrouva victime de son propre poison. Le lendemain, Antonin arriva, en larmes, atterrĂ© de voir que je cherchais Ă en finir. Il voulait 301 aider Ă me soulager, se sentait responsable du reste de mes jours. Ces naĂŻves promesses mâapportĂšrent soulagement et rĂ©confort. Les simples paroles dâAntonin et le geste dâIolla me convainquirent dâaller jusquâau bout de mon mĂ©tier dâempereur. Patientia. Jâai vu hier Domitius Rogatus, devenu procurateur des monnaies, et chargĂ© de prĂ©sider Ă une nouvelle frappe ; jâai choisi cette lĂ©gende Patientia » qui sera mon dernier mot dâordre. Ma mort me semblait la plus personnelle de mes dĂ©cisions, mon suprĂȘme rĂ©duit dâhomme libre ; je me trompais. La foi de millions de Mastors ne doit pas ĂȘtre Ă©branlĂ©e ; dâautres Iollas ne seront pas mis Ă lâĂ©preuve. Jâai compris que le suicide paraĂźtrait au petit groupe dâamis dĂ©vouĂ©s qui mâentourent une marque dâindiffĂ©rence, dâingratitude peut-ĂȘtre ; je ne veux pas laisser Ă leur amitiĂ© cette image grinçante dâun suppliciĂ© incapable de supporter une torture de plus. Dâautres considĂ©rations se sont prĂ©sentĂ©es Ă moi, lentement, durant la nuit qui a suivi la mort dâIollas lâexistence mâa beaucoup donnĂ©, ou, du moins, jâai su beaucoup obtenir dâelle ; en ce moment, comme au temps de mon bonheur, et pour des raisons toutes contraires, il me paraĂźt quâelle nâa plus rien Ă mâoffrir je ne suis pas sĂ»r de nâavoir plus rien Ă en apprendre. JâĂ©couterai ses instructions secrĂštes jusquâau bout. Toute ma vie, jâai fait confiance Ă la sagesse de mon corps ; jâai tĂąchĂ© de goĂ»ter avec discernement les sensations que me procurait cet ami je me dois dâapprĂ©cier aussi les derniĂšres. 302 Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi, cette fin lentement Ă©laborĂ©e au fond de mes artĂšres, hĂ©ritĂ©e peut-ĂȘtre dâun ancĂȘtre, nĂ©e de mon tempĂ©rament, prĂ©parĂ©e peu Ă peu par chacun de mes actes au cours de ma vie. Lâheure de lâimpatience est passĂ©e ; au point oĂč jâen suis, le dĂ©sespoir serait dâaussi mauvais goĂ»t que lâespĂ©rance. Jâai renoncĂ© Ă brusquer ma mort. » 303 Tout reste Ă faire. Mes domaines africains doivent devenir un modĂšle dâexploitation agricole ; les paysans du village de BorysthĂšnes ont droit Ă des secours au sortir dâun hiver pĂ©nible ; il faut par contre refuser des subsides aux riches cultivateurs quĂ©mandeurs de la vallĂ©e du Nil. Julius Vestinus, prĂ©fet des Ă©tudes, mâenvoie son rapport sur lâouverture des Ă©coles publiques de grammaire ; je viens dâachever la refonte du code commercial de Palmyre. On rĂ©unit en ce moment un congrĂšs de mĂ©decins et de magistrats chargĂ©s de statuer sur les limites extrĂȘmes dâune grossesse. Je statue sur les nombreux cas de bigamie dans les colonies militaires. Je compose lâinscription qui figurera sur le nouveau PanthĂ©on dâAthĂšnes 304. La lutte contre la brutalitĂ© judiciaire continue en rĂ©primandant le gouverneur de Cilicie qui sâavisait de faire pĂ©rir dans les supplices de simples voleurs de bestiaux. Jâai prohibĂ© la pratique de lâĂtat des municipalitĂ©s qui condamnaient facilement aux travaux forcĂ©s pour se procurer une main-dâĆuvre Ă bon marchĂ©. Jâai interdit aux prĂȘtres de Baal les sacrifices dâenfant en certains points du territoire de lâancienne Carthage. Jâai rĂ©parĂ© lâinjustice commise par nos tribunaux civils Ă lâĂ©gard des hĂ©ritiers des SĂ©leucides en Asie Mineure. En GrĂšce, le procĂšs dâHĂ©rode Atticus dure encore. La boĂźte aux dĂ©pĂȘches de PhlĂ©gon, ses grattoirs de pierre ponce et ses bĂątons de cire rouge seront avec moi jusquâau bout. Dieu thaumaturge. Ils continuent Ă me croire dieu au moment mĂȘme oĂč ils offrent au ciel des sacrifices pour le rĂ©tablissement de la SantĂ© Auguste. Cette croyance bienfaisante ne me paraĂźt pas insensĂ©e. Une vieille aveugle, arrivĂ©e Ă pied de Pannonie, a recouvrĂ© la vue par la simple imposition de mes mains. Dâautres prodiges se sont produits 305 ; des malades prĂ©tendent sâĂȘtre rĂ©veillĂ©s guĂ©ris, ou du moins soulagĂ©s. Je ne souris pas du contraste entre mes pouvoirs de thaumaturge et mon mal ; jâaccepte ces nouveaux privilĂšges avec gravitĂ©. Cette vieille aveugle cheminant vers lâempereur du fond dâune province barbare est devenue pour moi ce que lâesclave de Tarragone avait Ă©tĂ© autrefois lâemblĂšme des populations de lâempire que jâai rĂ©gies et servies. Leur immense confiance me repaie de vingt ans de travaux auxquels je ne me suis pas dĂ©plu. » Un Juif dâAlexandrie mâattribue des pouvoirs surhumains, rĂ©veillant les forces gĂ©nĂ©ratrices du sol, Ă©tablissant partout la prospĂ©ritĂ© et la paix, de lâinitiĂ© qui a relevĂ© les lieux saints de toutes les races, du connaisseur en arts magiques, du voyant qui plaça un enfant au ciel. Jâaurai Ă©tĂ© mieux compris par ce Juif enthousiaste que par bien des sĂ©nateurs et des proconsuls ; cet adversaire ralliĂ© complĂšte Arrien ; je mâĂ©merveille dâĂȘtre Ă la longue devenu pour certains yeux ce que je souhaitais dâĂȘtre, et que cette rĂ©ussite soit faite de si peu de chose. » La vieillesse et la mort toutes proches ajoutent dĂ©sormais leur majestĂ© Ă ce prestige ; on ne me compare plus au Zeus rayonnant mais au Mars Gradivus, dieu des longues campagnes et de lâaustĂšre discipline, au grave Numa inspirĂ© des dieux, et Ă Pluton, dieu des ombres. Seuls, quelques intimes, quelques amis Ă©prouvĂ©s et chers Ă©chappent Ă cette terrible contagion du respect. Le jeune avocat Fronton 306 sâest adressĂ© Ă moi dâune voix tremblante oĂč se mĂȘlait la rĂ©vĂ©rence et la crainte. Les joies tranquilles de lâamitiĂ© humaine ne sont plus pour moi ; ils mâadorent ; ils me vĂ©nĂšrent trop pour mâaimer. » Le culte dâAntinoĂŒs. Tout ce que jâai essayĂ© dâimplanter dans lâimagination humaine y a pris racine. Le culte dâAntinoĂŒs, la plus folle de mes entreprises, le dĂ©bordement dâune douleur qui ne concernait que moi seul a rencontrĂ© le goĂ»t dâune Ă©poque avide de dieux. Ă Delphes, lâenfant est devenu lâHermĂšs gardien du seuil, maĂźtre des passages obscurs qui mĂšnent chez les ombres. Ăleusis en fait le jeune Bacchus des MystĂšres, prince des rĂ©gions limitrophes entre les sens et lâĂąme. LâArcadie ancestrale lâassocie Ă Pan et Ă Diane, divinitĂ©s des bois ; les paysans de Tibur lâassimilent au doux AristĂ©e, roi des abeilles. En Asie, Ă lâorĂ©e des pays barbares, AntinoĂŒs sâest confondu avec les divinitĂ©s ancestrales. La jeune figure mâĂ©chappe ; elle cĂšde aux aspirations des cĆurs simples par un de ces rĂ©tablissements inhĂ©rents Ă la nature des choses, lâĂ©phĂšbe sombre et dĂ©licieux est devenu pour la piĂ©tĂ© populaire lâappui des 307 faibles et des pauvres, le consolateur des enfants morts. » Le profil du garçon de quinze ans pend au cou des nouveau-nĂ©s en guise dâamulette ; on le cloue dans des cimetiĂšres de village sur de petites tombes. Je pensais que son souvenir sombrerait avec moi. Mais il est entrĂ© dans lâimmortalitĂ©. Fidus Aquila, gouverneur dâAntinoĂ©, en route pour son nouveau poste de SarmizĂ©gĂ©thuse, mâa dĂ©crit les rites annuels cĂ©lĂ©brĂ©s au bord du Nil en lâhonneur du dieu mort, les pĂšlerins venus par milliers des rĂ©gions du Nord et du Sud, les offrandes et les priĂšres ; tous les trois ans, des jeux anniversaires ont lieu Ă AntinoĂ©, comme aussi Ă Alexandrie, Ă MantinĂ©e, et dans ma chĂšre AthĂšnes. Ces fĂȘtes triennales se renouvelleront cet automne, mais je nâespĂšre pas durer jusquâĂ ce neuviĂšme retour du mois dâAthyr. On mâa reprochĂ© dâavoir composĂ© moi-mĂȘme certaines rĂ©ponses Ă lâoracle du mort 308 comme on sâest Ă©tonnĂ© quâici, dans la Villa, autour de cette chapelle de Canope oĂč son culte se cĂ©lĂšbre Ă lâĂ©gyptienne, jâaie laissĂ© sâĂ©tablir les pavillons de plaisir du faubourg dâAlexandrie qui porte ce nom, leurs facilitĂ©s, leurs distractions que jâoffre Ă mes hĂŽtes et auxquelles il mâarrivait de prendre part. Il avait pris lâhabitude de ces choses-lĂ . Et on ne sâenferme pas pendant des annĂ©es dans une pensĂ©e unique sans y faire rentrer peu Ă peu toutes les routines dâune vie. Jâai fait tout ce quâon recommande. Jâai attendu jâai parfois priĂ©. Audivi voces divinas⊠La sotte Julia Balbilla croyait entendre Ă lâaurore la voix mystĂ©rieuse de Memnon jâai Ă©coutĂ© les bruissements de la nuit. Jâai fait les onctions de miel et dâhuile de rose qui attirent les ombres ; jâai disposĂ© le bol de lait, la poignĂ©e de sel, la goutte de sang, support de leur existence dâautrefois. Je me suis Ă©tendu sur le pavement de marbre du petit sanctuaire ; la lueur des astres se faufilait par les fentes mĂ©nagĂ©es dans la muraille, mettait çà et lĂ des miroitements, dâinquiĂ©tants feux pĂąles. Je me suis rappelĂ© les ordres chuchotes par les prĂȘtres Ă lâoreille du mort, lâitinĂ©raire gravĂ© sur la tombe Et il reconnaĂźtra la route⊠Et les gardiens du seuil le laisseront passer⊠Et il ira et viendra autour de ceux qui lâaiment pour des millions de jours⊠Parfois, Ă de longs intervalles, jâai cru sentir lâeffleurement dâune approche, un attouchement lĂ©ger comme le contact des cils, tiĂšde comme lâintĂ©rieur dâune paume. Et lâombre 209 de Patrocle apparaĂźt aux cĂŽtĂ©s dâAchille⊠Je ne saurai jamais si cette chaleur, cette douceur nâĂ©manaient pas simplement du plus profond de moi-mĂȘme, derniers efforts dâun homme en lutte contre la solitude et le froid de la nuit. Mais la question, qui se pose aussi en prĂ©sence de nos amours vivants, a cessĂ© de mâintĂ©resser aujourdâhui il mâimporte peu que les fantĂŽmes Ă©voquĂ©s par moi viennent des limbes de ma mĂ©moire ou de ceux dâun autre monde. Mon Ăąme, si jâen possĂšde une, est faite de la mĂȘme substance que les spectres ; ce corps aux mains enflĂ©es, aux ongles livides, cette triste masse Ă demi dissoute, cette outre de maux, de dĂ©sirs et de songes, nâest guĂšre plus solide ou plus consistant quâune ombre. Je ne diffĂšre des morts que par la facultĂ© de suffoquer quelques moments de plus ; leur existence en un sens me paraĂźt plus assurĂ©e que la mienne. AntinoĂŒs et Plotine sont au moins aussi rĂ©els que moi. » MĂ©ditations de la mort, rĂȘves et prĂ©sages. La mĂ©ditation de la mort nâapprend pas Ă mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilitĂ© nâest plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice nâaura pas enrichi ma vie, mais ma mort. Le monde des vivants ne nous intĂ©resse plus. Je nâadhĂšre pas plus aux thĂ©ories des prĂȘtres Ă©gyptiens sur lâimmortalitĂ© 310 quâĂ celle du nĂ©ant. Jâobserve ma fin. Je suis ce que jâĂ©tais ; je meurs sans changer [âŠ]. Si quelques siĂšcles venaient par miracle sâajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mĂȘmes choses, et jusquâaux mĂȘmes erreurs, je frĂ©quenterais les mĂȘmes Olympes et les mĂȘmes Enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de lâutilitĂ© de la mort, mais elle mâinspire en mĂȘme temps des doutes quant Ă sa totale efficacitĂ©. » Durant certaines pĂ©riodes de ma vie, jâai notĂ© mes rĂȘves. Cette facultĂ© de rĂȘver, 311 mâa Ă©tĂ© rendue au cours de ces mois dâagonie ; je mâenfonce avec quelque douceur dans ces rĂ©gions vaines des songes ; jây possĂšde pour un instant certains secrets qui bientĂŽt mâĂ©chappent ; jây bois Ă des sources. » Jâai revu le lion blessĂ© de lâoasis dâAmmon ; il mâa jetĂ© Ă terre ; je me suis rĂ©veillĂ© dans ma chambre de Tibur. Jâai revu mon pĂšre dans notre maison dâItalica et je lui ai demandĂ© ses potions sĂ©datives. Les prĂ©sages aussi se multiplient une pierre brisĂ©e portant mon profil. Il mâarrive de parler de moi au passĂ© 312 les morts dont je parle semblent ĂȘtre moi-mĂȘme. Au cours dâun rite, la toge qui me couvrait le front retomba sur mon Ă©paule me laissant nu tĂȘte ; je passais ainsi du rang de sacrificateur Ă celui de victime. En vĂ©ritĂ©, câest bien mon tour. » Apaisement. Ma patience porte ses fruits. Moins de souffrance, moins de colĂšre. Je nâai mĂȘme pas essayĂ© de confondre Platorius NĂ©pos qui a abusĂ© de ma confiance. Lâavenir du monde ne mâinquiĂšte plus ; je laisse les dieux sâoccuper de la paix romaine. Parce que jâattends peu de choses de la condition humaine, les pĂ©riodes de bonheur et de prospĂ©ritĂ© 313 me semblent autant de prodiges qui compensent presque lâimmense masse des maux et des Ă©checs. Le dĂ©sordre et lâordre, la paix et la guerre alterneront ; les mots de libertĂ©, dâhumanitĂ©, de justice retrouveront çà et lĂ le sens que nous avons tentĂ© de leur donner. Nos livres ne pĂ©riront pas tous ; on rĂ©parera nos statues brisĂ©es ; dâautres coupoles et dâautres frontons naĂźtront de nos frontons et de nos coupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous jâose compter sur ces continuateurs placĂ©s Ă intervalles irrĂ©guliers le long des siĂšcles, sur cette intermittente immortalitĂ©. Si les barbares sâemparent jamais de lâempire du monde, ils seront forcĂ©s dâadopter certaines de nos mĂ©thodes ; ils finiront par nous ressembler. Chabrias sâinquiĂšte de voir un jour le pastophore de Mithra ou lâĂ©vĂȘque du Christ sâimplanter Ă Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessĂ© dâĂȘtre le chef dâun cercle dâaffiliĂ©s ou dâune bande de sectaires pour devenir Ă son tour une des figures universelles de lâautoritĂ©. Il hĂ©ritera de nos palais et de nos archives ; il diffĂ©rera de nous moins quâon ne pourrait le croire. Jâaccepte avec calme ces vicissitudes de Rome Ă©ternelle. » La fin. Les mĂ©dicaments nâagissent plus ; mes jambes enflent. Je console Antonin. Je suis content dâavoir ma luciditĂ© jusquâau bout 314 et de nâavoir pas Ă faire lâĂ©preuve du grand Ăąge. Tout est prĂȘt lâaigle chargĂ© de porter aux dieux lâĂąme de lâempereur est tenu en rĂ©serve pour la cĂ©rĂ©monie funĂšbre. Mon mausolĂ©e, sur le faĂźte duquel on plante en ce moment les cyprĂšs destinĂ©s Ă former en plein ciel une pyramide noire, sera terminĂ© Ă peu prĂšs Ă temps pour le transfert des cendres encore chaudes. Jâai priĂ© Antonin quâil y fasse ensuite transporter Sabine ; jâai nĂ©gligĂ© de lui faire dĂ©cerner Ă sa mort les honneurs divins, qui somme toute lui sont dus ; il ne serait pas mauvais que cet oubli fĂ»t rĂ©parĂ©. Et je voudrais que les restes dâĂlius CĂ©sar soient placĂ©s Ă mes cĂŽtĂ©s. » Ils mâont emmenĂ© Ă BaĂŻes ; par ces chaleurs de juillet, le trajet a Ă©tĂ© pĂ©nible, mais je respire mieux au bord de la mer. Jâai envoyĂ© chercher Antonin. Le petit groupe des intimes se presse Ă mon chevet Chabrias, CĂ©ler, Diotime 315. Je sens sous mes doigts des pleurs dĂ©licieux. Hadrien jusquâau bout aura Ă©tĂ© humainement aimĂ©. Petite Ăąme, Ăąme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hĂŽte, tu vas descendre dans ces lieux pĂąles, durs et nus, oĂč tu devras renoncer aux jeux dâautrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familiĂšres, les objets que sans doute nous ne reverrons plus⊠TĂąchons dâentrer dans la mort les yeux ouverts. » 316 AU DIVIN HADRIEN AUGUSTE FILS DE TRAJAN CONQUĂRANT DES PARTHES PETIT-FILS DE NERVA GRAND PONTIFE REVĂTU POUR LA XXIIe FOIS DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE TROIS FOIS CONSUL DEUX FOIS TRIOMPHANT PĂRE DE LA PATRIE ET Ă SA DIVINE ĂPOUSE SABINE ANTONIN LEUR FILS A LUCIUS ĂLIUS CĂSAR FILS DU DIVIN HADRIEN DEUX FOIS CONSUL POT ETHIQUE A LENTS TICS - dans LycĂ©e
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